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En dépit de ses réticences, le Très Honorable juge Abercrombie Fernymore avait accédé à l’extravagante requête de l’inspecteur-chef Higgins, tout en posant ses conditions : le procès de la momie aurait lieu à huis clos, en présence de magistrats aguerris formant le jury, et le policier se chargerait lui-même de l’accusation.
Deux collègues de Higgins avaient déposé la momie, recouverte d’un grand voile blanc, au milieu de la petite salle d’audience de Law Courts, réservée aux affaires sensibles. Et, pour couronner l’ensemble, c’était une femme, dûment perruquée et vêtue de la robe noire des hommes de loi, qui assurait la défense !
De caractère difficile, le juge possédait des qualités qu’appréciait Higgins : incorruptible, il ne professait aucune opinion politique et conduisait des débats réels, sans a priori, quelle que soit la condition de l’accusé.
À son entrée, les participants se levèrent. Le rituel d’ouverture de l’audience accompli, Abercrombie Fernymore s’adressa à Higgins.
— Inspecteur, c’est en raison de votre réputation de sérieux que j’ai accepté l’organisation de ce procès inhabituel. J’espère ne pas avoir à vous inculper d’outrage à la cour. Réitérez-vous les propos tenus en privé, dans mon cabinet ?
— Oui, Votre Honneur. J’accuse cette momie d’avoir commis quatre meurtres et réduit à l’état de morts vivants six personnes.
Certains jurés haussèrent les épaules, d’autres parurent excédés. On appelait Higgins le « sauveur » de Londres, et ce succès lui faisait perdre la raison.
— Et moi, Votre Honneur, intervint lady Suzanna, je ruinerai les arguments de l’accusation.
« Ce ne sera pas difficile, pensa le juge. Un avocat stagiaire y parviendrait. »
— Nous vous écoutons, inspecteur.
— Permettez-moi d’abord de vous montrer le coupable.
Irrité, le juge hocha la tête affirmativement.
Higgins ôta le grand drap blanc.
Apparut la superbe momie, semblant sortir de l’atelier des embaumeurs qui avaient accompli un véritable chef-d’œuvre en recréant le « corps noble » d’Osiris.
Les plus blasés furent frappés de stupeur, voire d’admiration.
— Un médecin légiste, un vieux lord et un pasteur ont été assassinés avec un crochet de momie, rappela l’inspecteur-chef, parce qu’ils menaçaient l’accusé de destruction. J’ai retrouvé l’un de ces objets.
Higgins montra à la cour le crochet en bronze à l’extrémité recourbée, long de quarante centimètres, qui avait servi à tuer le docteur Bolson.
— Entre des mains expertes, cet outil de momificateur devient une arme dangereuse.
— Admettons-le, concéda le juge.
— Les trois victimes voulaient anéantir la momie, poursuivit Higgins, la condamnant ainsi à la seconde mort, donc à la dispersion définitive des éléments de l’être rassemblés lors de l’embaumement. On pourrait envisager la légitime défense, mais il ne me revient pas de la plaider.
Plusieurs jurés levèrent les yeux au plafond. Lady Suzanna garda son calme.
— Les malheurs de cette momie ne s’arrêtent pas là puisqu’elle fut profanée et privée de ses protections magiques à l’occasion d’une séance de débandelettage. Sa survie étant enjeu, la momie a retrouvé les acheteurs et récupéré ses bandelettes et ses amulettes. La voici, intacte et régénérée. De son point de vue, une sorte de croisade légitime. Du nôtre, des actes criminels et condamnables.
— J’ai eu le plaisir de rencontrer l’inspecteur-chef Higgins, précisa lady Suzanna, et j’apprécie son professionnalisme et sa rigueur. C’est pourquoi ses incroyables allégations me déconcertent. En tant qu’avocate de la défense, je n’ai entendu qu’une théorie hallucinante, dépourvue de preuves.
Le juge apprécia la modération de la jeune femme et la distinction de ses propos.
— Finissons-en, inspecteur, exigea Abercrombie Fernymore. Nous savons tous qu’une momie est une chose inerte, dépourvue de vie, incapable de commettre des crimes !
— Permettez-moi d’émettre une opinion contraire, Votre Honneur.
— Vos preuves ? demanda lady Suzanna, à la fois douce et ironique.
L’inspecteur-chef contempla la momie.
— En septembre 1822, un jeune génie, Jean-François Champollion, est parvenu à déchiffrer les hiéroglyphes. Cette extraordinaire découverte a modifié le cours de mon enquête en me donnant accès à des documents essentiels que m’a communiqués le fondateur de l’égyptologie. Ils m’ont beaucoup étonné, Votre Honneur, mais ils nous obligent à considérer la science égyptienne en général et cette momie en particulier d’un autre regard.
Higgins ouvrit un dossier contenant de nombreux feuillets. L’atmosphère de la salle d’audience venait de changer.
Et si le sauveur de la capitale détenait des indices réels ? Le président, lady Suzanna et les jurés furent suspendus à ses lèvres.
— Selon le texte déposé dans les tombes[43], voici quels étaient les pouvoirs réels d’une momie. Commençons par la réanimation du corps apparemment inerte : « Les dieux ouvrent mes yeux qui étaient clos, étendent mes jambes qui étaient repliées, affermissent mes genoux de sorte que je puisse me mettre debout. J’ai de nouveau connaissance grâce à mon cœur, j’ai l’usage de mes bras, j’ai l’usage de mes jambes. » Et il est précisé : « Lui donner la marche et la liberté de mouvements. » Cette autonomie ne se limite pas à l’Empire des morts, Votre Honneur. « Celui qui connaît ce livre, est-il écrit, il peut sortir au jour et se promener sur terre parmi les vivants, il sort au jour pour faire tout ce qu’il peut désirer parmi les vivants, il peut faire tout ce que fait un homme sur terre. » Et l’apparence de la momie, me direz-vous ? La réponse est claire : « Elle sortira au jour dans toutes les transformations qu’elle pourra désirer, elle prendra toutes les formes qu’elle veut, échappera à toute flamme. Aucun mal ne l’atteindra, elle est plus prompte que le lévrier, plus rapide que la lumière. »
Et ses déplacements ont un but : « J’ai parcouru la terre en tous sens contre mes ennemis, j’ai cherché mon ennemi, il m’a été donné, on ne me l’enlèvera pas. » Touche finale : son travail accompli, la momie retourne de l’autre côté du miroir : « Celui qui connaît la formule, il peut rentrer dans l’Empire des morts après en être sorti. » Votre Honneur, messieurs les jurés, je vous ai retracé le parcours criminel de cette momie. Elle a utilisé les capacités dont elle fut dotée au moment du rituel d’embaumement et n’a pas encore regagné l’au-delà, inaccessible à la justice humaine. Nous avons donc la possibilité et le devoir de la condamner, après avoir démontré que son sommeil apparent n’est pas celui de la mort.
L’assistance était en état de choc.
— Comment vous y prendrez-vous ? demanda le juge, interloqué.
— Son cœur fonctionne, une énergie anime son être. Je propose de la débandeletter, de lui ôter ses protections et de vérifier si elle est sensible à la douleur.
— Je refuse ! hurla lady Suzanna.
Pourtant habitué aux incidents de séance, le juge sursauta.
— Gardez votre sang-froid, je vous prie. La requête de l’inspecteur-chef me paraît fondée.
— Je m’y oppose formellement, Votre Honneur.
— Opposition rejetée ! Veuillez procéder aux vérifications.
Lady Suzanna bondit et se plaça devant la momie. Elle fixa Higgins.
— J’ai un marché à vous proposer. Vous me jurez de préserver cette momie et de la mettre hors d’atteinte de tout profanateur, et je vous dis la vérité.
— S’il plaît à la justice…
— Il lui plaît, trancha Abercrombie Fernymore.
— Vous avez ma parole, lady Suzanna, jura Higgins.
L’exaltation de la jeune femme retomba, elle ôta sa perruque et s’assit sur le banc des accusés.
— C’est moi qui ai tué le pasteur, le vieux lord et le médecin légiste, parce qu’ils s’apprêtaient à détruire la momie.
— Donnez-nous des détails, ordonna le juge, méfiant.
L’avocate décrivit ses trois crimes avec froideur et précision.
— J’ai caché la momie dans une crypte qui m’appartient, poursuivit-elle, et j’ai accompli les rites nécessaires à sa survie. Mais il me fallait rassembler les amulettes et les bandelettes que les sacrilèges lui avaient volées. Une tâche longue et difficile, voire impossible à cause de Littlewood. Pour le retrouver et savoir où il avait dissimulé les bandes de lin recouvrant les pieds, j’ai pu tendre un piège à Littlewood, alias Henry Cranber, me débarrasser de lui, et offrir à la momie son état initial.
— Les six autres profanateurs survivront-ils ? interrogea Higgins.
— Je me suis contentée de leur administrer une drogue égyptienne dont les effets se dissiperont. Au moins, ces misérables auront été la proie d’atroces cauchemars.
— Quatre crimes, rappela l’inspecteur-chef. Pourquoi teniez-vous tant à sauver cette momie ?
Une étrange lueur anima les yeux de la jolie brune. Soudain, son esprit avait quitté le tribunal.
— Vous ne pouvez pas comprendre… Il y a longtemps, si longtemps, nous nous aimions. Je le croyais perdu à jamais, et il est revenu, momifié, vivant d’une vie que méconnaît notre époque de science et de progrès. Quand vous m’aurez pendue, je le retrouverai.
Mais cessez de détruire les momies, de les brûler, de les manger ! Sinon, et s’il n’est pas déjà trop tard, elles se vengeront et les portes de l’éternité se fermeront définitivement.
Blême, lady Suzanna s’effondra.
— Internons-la sur-le-champ, décréta le juge. Cette femme est complètement folle !